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  • Nesrine TEDJINI-BAÏLICHE

Ce qui se trouve à l’ombre des Lumières

Réponse à Francis Dupuis-Déri ( plubliée sur le site de Richochet) Lettre ouverte 4 JUILLET 2021 Le 7 juin dernier, Francis Dupuis-Déri écrivait une chronique : « Napoléon à Wokeloo ». Son billet devait s’attaquer au manque de rigueur et de sérieux de Christian Rioux, Francis Dupuis-Déri prétend lui donner une leçon quant à son révisionnisme historique. Ce n’est pas vraiment une réussite et la partie de son texte « Leçon d’histoire d’Anna J. Cooper », où il tente de faire passer Montesquieu dans son livre L’Esprit des lois et la Société des Amis des Noirs pour « woke » tombe un peu à plat.

Montesquieu, un « woke » de son temps?

Montesquieu est un aristocrate qui a œuvré à conserver ses privilèges. La monarchie était son régime préféré, à condition qu'elle ne s'abîme pas en monarchie absolue. Il note la nécessité de « lois fixes et établies » et de pouvoirs intermédiaires entre le monarque et ses sujets, assurés surtout par la noblesse et les ecclésiastes. Il me semble que c’est à la gauche de faire ce travail de déconstruction des mythes des fondements des démocraties libérales, mais comme l'écrit Jacques Rancière : on trouve, en effet, chez Montesquieu, quand il s'oppose à l'affranchissement de masse des esclaves, cette « haine de la démocratie », qui appartient à l'une des grandes formes de la critique historique du « fait démocratique » afin de le contenir pour « préserver » le « gouvernement des meilleurs » et défendre « l'ordre propriétaire ». On peut alors se demander s’il était vraiment anti-esclavagiste.

Racisme antinoir et colonialisme : « L'empire du climat est le premier de tous les empires » (Montesquieu)

Dans son Éloge de Montesquieu, Marat énonce la théorie du climat de la façon suivante : « La servitude civile ou domestique ne dépend pas moins du climat que la servitude politique. »Ainsi, en soumettant l'homme à « l'empire du climat », Montesquieu admet un déterminisme ou une « fatalité aveugle » (Denis de Casabianca) dont l'origine, toute extérieure à l'homme lui-même, se trouve dans la nature : « Les raisons humaines sont toujours subordonnées à cette cause suprême, qui fait tout ce qu’elle veut, et se sert de tout ce qu'elle veut. ». Pour ce qui est de la servitude, si Montesquieu récuse le naturalisme d'Aristote, c’est pour lui substituer une autre causalité elle-même naturaliste. Comme l'écrit Bruno Guigue, la « même structure » qui organise la « répartition spatiale » entre « liberté » et « servitude », la « même dissymétrie » dans les « régimes politiques », le « même dualisme qui exclut l'oppression chez nous et la justifie chez les autres » et le « même principe inégalitaire » pour justifier une « géopolitique de l'esclavage ». Chez Montesquieu, cette « entreprise de rationalisation » aboutit même à l'esquisse d'un « véritable code de conduite esclavagiste ».

En d'autres termes, l'abolition du servage en France contraste avec l'apologie de l'esclavage dans les colonies.

Montesquieu va plus loin avec une justification économique implacable. Même si cet argument peut paraître des plus cyniques, il n'en est pas moins « le plus fort » de ce texte parce qu'il a le mérite de mettre à nu les racines économiques de l'esclavage. En effet, pour bien des exploitants, planteurs et commerçants, « l'existence des colonies » et « la prospérité du commerce » dépendaient effectivement « du maintien de la servitude ». Raisons pour lesquelles certains dictionnaires de commerce n'en disent pas plus pour justifier l'esclavage des « N-word », sous l'autorité de Montesquieu et sans la moindre ironie. En pratique, la « position de Montesquieu » est loin de présenter ce saut qualitatif. Il semble plutôt qu’il manifesterait une « timidité » envers des positions abolitionnistes : ses « conclusions pratiques » n'iraient pas au-delà d'une « condamnation de principe ».

À propos d’abolitionnisme, connaissez-vous la Société des Amis des Noirs?

La Société des amis des Noirs est une association française créée le 19 février 1788 qui avait pour but l'égalité des Blancs et des hommes de couleur libres dans les colonies, l'interdiction immédiate de la traite des Noirs et progressive de l'esclavage – d'une part dans le souci de maintenir l'économie des colonies françaises, et d'autre part dans l'idée qu'avant d'accéder à la liberté, les Noirs devaient y être préparés, et donc éduqués. Mirabeau, membre de la Société des amis des Noirs et tenant d’une abolition immédiate de la traite, a été radical dans sa condamnation de Montesquieu. Il écrit dans ses Courriers de Provence de 1789 que ce « coryphée des Aristocrates » n'aurait jamais employé son « esprit » que « pour justifier ce qui est ». Condorcet montre que l'« ironie sanglante » de L'Esprit des lois a été, pour le moins, inefficace à lutter contre l'« oppression ». Ce qui explique pourquoi Condorcet ne donne jamais Montesquieu pour digne « déclamateur » contre l'esclavage.

Les idées de Montesquieu n’ont pas vraiment été reprises par la société des Amis des noirs

En 1789, cette société compte 141 membres, et non « des centaines de milliers de membres, dont plusieurs jacobins » comme nous dit FDD. En réalité, point de jacobins mais plutôt des girondins. Au contraire, C. L. R. James, dans les Jacobins noirs: Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue a plutôt démontré que l’émancipation provoquée par le soulèvement de Saint-Domingue apparaît à l'abbé Grégoire comme une « mesure désastreuse ». Les membres de la société ne s’intéressaient pas aux initiatives noires. Les agents de la réforme antiesclavagiste qu'ils préféraient reconnaître se trouvaient à Paris, Londres, Genève ou Philadelphie. Brissot écrit en février 1789 qu'il n'y a pas lieu de craindre que les N***** eux-mêmes prennent les armes : « Ils comptent sur le courage, sur le zèle, de ces écrivaillons qui travaillent à briser leurs chaînes, sur... ».

Son équivalent, aujourd’hui, pourrait être celle d’une organisation « hors sol », d'acteurs (soumis à une gouvernance d’État libéral), autant de gauche que de droite, occupant l'espace public et politique avec des propos vertueux tout en craignant une véritable révolution de race. Ce genre d’organisation se situerait dans la haute fonction publique, avec des leaders d'opinion, des ressources au sujet de l’équité, de la diversité et de l’inclusion (EDI), dans les organisations privées ou publiques. On verrait des représentants bancaires commanditant le mois de l'histoire des Noirs qui feraient leur publicité, sans remise en question du taux d'intérêt étouffant lesdites communautés. On pourrait y ajouter l’incarcération de masses des Noirs, les crimes d’État commis par la police, la fongibilité noire, le pillage de l’Afrique…

Conclusion

Montesquieu justifie et l’esclavage et le colonialisme comme on peut le voir dans ce passage célèbre faussement ironique : Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les N***** esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. Dans l'Esprit des lois, Montesquieu contredit les « faux » motifs du droit d’asservir : la servitude contractuelle, droit de conquête, conversion religieuse et coutume. Puis, il établit les « raisons naturelles » qui fonderaient la servitude, avant de préciser la nécessité de la limiter et de suggérer d'en réguler juridiquement les abus et les dangers. Mais jamais il ne condamne l'esclavage universellement et ne propose de l'abolir définitivement. Plusieurs chapitres du Livre XV sont consacrés aux justifications possibles de la traite (chap. 3 à 5, 9). Comme l’a exposée Marcel Dorigny, le projet des membres de la Société des Amis des Noirs était de cesser les déportations qui devenaient économiquement peu rentables et de coloniser l'Afrique afin d’en faire un grenier et un marché pour la France, un acte qu’ils estimaient profitable avant tout aux populations africaines elles-mêmes à qui ils apporteraient les Lumières…

Bref si on ne voit pas le rapport entre les penseurs des Lumières, l’esclavage, la colonisation et le racisme, on peut difficilement se dire antiraciste ou « décolonial ». Anticolonial éventuellement et à condition d’être celui qui apporte les Lumières… Du point de vue du colonisé, les penseurs des Lumières sont bien ceux qui ont justifié l’innommable à l’ombre ces dernières… à savoir la colonisation et l’esclavage. La « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2000) n'a pas pris fin avec le colonialisme, c'est-à-dire que le système capitaliste mondial moderne impose une classification raciale/ethnique des personnes dans le monde entier comme base de ses structures de pouvoir, ce qui est directement lié à la division internationale du travail. Ce processus se poursuit longtemps après l'abolition du régime colonial.

Pour poursuivre un travail décolonial il faut œuvrer dans le sens de l’abolition de la « colonialité du pouvoir » et cela exigence de changer de perspective. Il faudrait s’intéresser aux auteurs des Lumières en changeant de paradigme, pour celui des colonisés, des réduits en esclavage, qui n’ont souffert que de l’obscurité. D'ailleurs, Le Contrat Racial de Charles W. Mills sera traduit en français par l'historien Aly Ndiaye, alias Webster L.S. Ce livre expose l’évolution du contrat social/racial qui a fourni la structure théorique justifiant toute une histoire de crimes contre l'humanité de la conquête du dit Nouveau Monde, du colonialisme, jusqu’au Code Noir.

Nesrine Tedjini-Baïliche, membre fondatrice du collectif Pour une Dignité Politique

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